Nina lit et relit l'adresse sur l'enveloppe vieillie. Elle n'en croit pas ses yeux: "Julienne Astre, Le Campial, par Auriac l'Eglise, Cantal". C'est la soeur de son arrière grande tante; c'est bien elle. Celle dont elle a toujours entendu parler depuis qu'elle est née. Le modèle, l'exemple, le chemin à suivre. Aussitôt, Nina se saisit du paquet de lettre reçue par Julienne. Oui, l'expéditeur est bien Christophe Magne, 2ème compagnie, 1er bataillon, 151ème régiment d'infanterie, secteur S. Bastien lui aussi accuse le coup. Il n'a jamais été aussi proche de Christophe. Il sent qu'il touche au dénouement d'une histoire commencée il y a un siècle mais qui aujourd'hui devient presque la sienne. Il comprend maintenant qu'il s'est identifié à Christophe comme Nina a sourit à l'idée d'une continuité avec la vie de Julienne. Bastien prend les lettres du soldat, défait le fil qui les retenait prisonnières, les feuillette et se saisit de la dernière. Elle est datée du 16 décembre 1918:
« Julienne,
Ma souffrance est énorme. Je suis arrivé ce matin devant ta maison; une adresse que je me suis répétée des centaines de fois pendant mon calvaire. J'étais heureux. Un voile noir était en place sur la porte. J'ai pensé à un de tes vieux parents. Non, c'est de toi dont il s'est agit. Toi, la femme forte, toi qui m'a soutenu à la force de ta volonté alors que j'étais au front; toi, que j'imaginais à l'abri de la mort; tu pars avant moi. Cette mort que j'ai tellement côtoyée mais qu'une force a toujours su éloigner de moi. Des milliers de balles et d'obus m'ont épargné; la grippe que l'on dit Espagnole t'a emportée. J'avais imaginé le plus beau des avenirs pour nous deux. J'avais imaginé, moi le solitaire, toute ma vie à tes côtés. J'avais imaginé tenir ta main et ne jamais la lâcher. Le sort n'en a pas voulu. Mon rêve, notre rêve était il trop beau ? La vieille ferme n'abritera pas notre amour. Nous ne goûterons pas les saisons ensemble. Je ne sais pas ce que je vais devenir mais j'ai l'impression désormais de revenir à la case départ. Tu vois, je te parle et machinalement, je porte la main à ma poche. Il est là, il est toujours là, le cadeau que tu m'avais envoyé avec ton premier écrit. Il ne me quittera jamais. Il sera le lien éternel entre nous... »
Bastien s'assoit; Nina s'assoit à ses côtés. Ils éprouvent le besoin de se resserrer. De réchauffer leurs coeurs attristés. Ils ont une histoire à continuer; des sentiments à partager. Cet amour que Julienne et Christophe n'ont pu qu'effleurer, ils vont eux le prendre à pleine main; chaque minute, chaque heure, chaque jour de leur vie. Et au fond de leur regard, il y aura toujours d'autres yeux: ceux de Julienne et Christophe qui n'auront pas vécu le bonheur après l'avoir entrevu.
Bastien se ressaisit. Se lève. Il va chercher la cassette qui se trouve au fond du coffre.
Elle est là. Refermée il y a longtemps et jamais ouverte. Il revient vers Nina. Les quatre mains sont à l'oeuvre. La cassette s'ouvre. Apparait alors le fameux cadeau: un bonnet de laine, bleu, blanc rouge, tricoté avec toute l'affection d'une marraine de guerre pour son filleul au front. Ils n'osent pas le toucher. Les quatre mains délaissent la cassette, se cherchent et se trouvent aussitôt. C'est donc ce bonnet que Christophe n'aura jamais quitté. Hiver comme été. Il est là. Sans trop avoir souffert de la guerre et du temps. Un bonnet comme un preuve: le temps n'efface rien si l'on veut tout garder. Nina et Bastien veulent tout garder.